mercredi 4 février 2015

Un tout petit monde



Comme à son habitude, avec cette peur viscérale d'être en retard, Jean-Michel se retrouvait seul et beaucoup trop en avance à errer dans le couloir de la Kurssaal d'Ostende. Il était invité à un congrès des architectes progressistes, organisé, il n'en était pas dupe, par le Parti Communiste. Sa place dans le logement social, quelques publications sur l'économie des structures et la pré-fabrication lui avaient valu d'être remarqué par les organisateurs qui devaient sans doute penser qu'ainsi il était possible de réchauffer un peu la froideur des échanges Est-Ouest.
Il avait, la veille à son hôtel, remarqué un autre français, L'Humanité sous le bras, qui arpentait les couloirs et qui l'avait même salué en déclarant qu'il serait heureux de parler le soir même au restaurant de "la place du B.T.P. français dans l'effort de construction de nos amis hongrois et polonais".
Il va de soi que Jean-Michel s'était fait livrer son plateau-repas dans sa chambre en se demandant pourquoi diable il avait accepté de venir là. Certes son ami lui avait dit qu'il viendrait aussi et comme tous les frais étaient payés, c'était bien l'occasion de revoir ce dernier. Et puis, quelques jours sans les enfants un rien turbulents lui feraient le plus grand bien. La perspective infinie du tapis et des rideaux donnait à ce vide du couloir une étrangeté presque effrayante. De plus, la moquette amortissant ses pas, offrait au lieu un silence complet. Jean-Michel eut même un peu peur d'être enfermé.
Pourtant, au bout à gauche, une minuscule pancarte en trois langues dont une écriture cyrillique  indiqait bien la salle du congrès. Il y entra.



Il eut devant son vide parfait un mouvement de recul. Les chaises vides offraient l'idée des corps absents, elles-même semblaient comme des petits êtres curieux et bien sages. Une étiquette dans leur dos indiquait le nom du congressiste. Jean-Michel mit une bonne dizaine de minutes à trouver sa place avant de se rappeler qu'il avait dans la poche de son veston un plan de la salle et l'indication du numéro de sa place.



Dans un sourire qu'il ne put qu'adresser qu'à lui même, il décida tout de même de s'asseoir, là, seul, dans la salle. Il regardait le décor, les sculptures, les lampes et il ne sut quoi faire de son imperméable et de son chapeau tout neuf. Soudain, un grincement se fit entendre derrière lui. Un autre type exactement habillé comme lui venait d'entrer. Le type lui adressa un bonjour en soulevant son propre chapeau et tout comme Jean-Michel quelques minutes plus tôt, commença à chercher sa place en regardant systématiquement les dos des chaises. Cela amusa Jean-Michel qui le laissa ainsi errer, avant, par pitié solidaire, de sortir de sa poche le plan et de le brandir à la vue de l'intrus.
Jean-Michel entendit au loin un Ah ! de soulagement et distingua nettement un sourire sur ce visage qui maintenant s'approchait à grandes enjambées.
- Merci ! Lui dit immédiatement l'homme. Je m'appelle Constantin Briniscu et, comme vous voyez, je suis perdu.
- Rien de grave, Briniscu dites-vous ? C'est roumain ? Vous êtes en allée M, place 18. Oh, tenez, c'est curieux, vous êtes justement là, la chaise un peu plus loin, en face.
- Effectivement, coïncidence !
- Mais vous parlez parfaitement français ? Reprit Jean-Michel.
- Oui, vous aussi !
- Ah mais je suis français, pardon, je m'appelle Jean-Michel...
- ... Lestrade... Jean-Michel Lestrade ! Oui, je sais ! Je vous ai vu hier à l'hôtel vous étiez en discussion avec un autre français, Pierre Latard.
- Mais vous connaissez tout le monde !
- Vous permettez, je m'assois à côté de vous... Oui ? Merci. Je ne connais pas beaucoup de monde mais je sais qui je dois voir pour travailler. Je ne suis pas venu ici pour lire presse et journaux et manger au buffet.
- Ah ? Mais...
- Voyons Monsieur Lestrade. On connaît bien ce genre de moment vous et moi...
- ...Euh... oui... enfin... certes mais...
- Avec un peu de chance, vous verrez une ou deux belles réalisations, vous emporterez de la documentation suisse ou allemande offerte gratuitement dans un beau sac, vous irez faire un tour en ville pour acheter un foulard à votre femme et vous aurez, à juste titre, l'impression d'avoir accompli votre devoir de congressiste. Je me trompe Monsieur Lestrade ?
- Monsieur Briniscu vous voyez juste et c'est un peu effrayant !
- Ah ! Non, ne soyez pas inquiet Monsieur Lestrade, je vous propose de travailler vraiment, de construire, bref de faire votre métier. Il suffit de lire la liste des invités pour comprendre qu'il n'y aura ici que quelques noms comme le vôtre dignes d'intérêt pour faire le travail.
- C'est un compliment je présume mais je reste curieux et surpris en même temps.
- La Roumanie a besoin de vous, Monsieur Lestrade, de vos compétences, de votre expérience et de votre dynamisme. Nous construisons beaucoup, sans doute trop, pour combler un besoin et une ambition. Disons que... Les vacances et le tourisme sont inscrits dans le Plan Directeur. Nous devons amener des devises et les français, Monsieur Lestrade, les français aiment bien la mer et le soleil non ?
- Sans aucun doute... Mais je ne comprends pas, c'est une embauche...
La salle se remplissait et à gauche, à droite, les chaises trouvaient enfin leur congressiste. D'ailleurs l'un d'entre eux réclama la chaise sur laquelle était assis Constantin Briniscu qui mit fin immédiatement à sa proposition et prit sa place devant Jean-Michel sans oublier de lui adresser un dernier sourire et un geste de la main signifiant "on se voit à la pause.".............................................................................................

- Jean-Michel ? Jean-Michel ?
Jocelyne appelait son mari d'un bout de l'agence, le courrier à la main.
- Il y a une grande enveloppe pour toi, de Roumanie, qui vient d'arriver. J'imagine que tu sais qui ça peut être ! Et Jocelyne tendit l'enveloppe de papier kraft à son mari.
- Ah ! Ça doit être ce coquin de Briniscu ! Qu'est-ce qu'il me veut encore ?





Jean-Michel ouvrit l'enveloppe d'où tombèrent immédiatement deux cartes postales. Il saisit également une lettre et des billets d'avion pour la Roumanie. La lettre avec comme en-tête une gigantesque étoile rouge sur fond d'or était brève et disait simplement.
" Nous vous attendons avec femme et enfants. Venez. Hôtel terminé. Regardez. Heureux collaboration. Le commissaire au Tourisme remercie vous et votre agence. En souvenir de Ostende. Constantin Briniscu." Suivaient numéros de téléphone, adresses, dépliants touristiques et papiers administratifs ainsi qu'une liste interminable de contacts privilégiés comme disait le courrier.
- Chérie ? On fait quoi déjà en août ?
- Pardon Jean-Michel mais tu m'avais promis d'aller voir ma cousine dans le Gers puis nous devions revenir par chez Gabrielle pour...
- La Roumanie ? Ça te dit la Roumanie ? Avec les garçons ?
- Si c'est une blague, écoute j'ai autre chose à faire et il faut que...
- Regarde ! C'est Briniscu qui invite !
- Il aurait enfin fini son hôtel ? Ah mais c'est curieux non ?
- Jocelyne, tu crois qu'on y va ? Ça pourrait être amusant non ? Et puis, avec tout le boulot que j'ai fait pour eux, c'est assez normal ? Et les garçons aimeront l'avion et la mer...
- Je vois que tu as déjà décidé pour nous mais promets-moi de ne pas trop traîner avec Briniscu et ses sbires ! Je veux aller en vacances pas assister à un Congrès du Parti !
- C'est de l'histoire ancienne... Ostende... Il y a presque 15 ans maintenant...
- Justement, on commençait à oublier. Enfin... oui, d'accord. Mais tu préviens qui tu sais. Je ne veux pas qu'on ait des ennuis au retour.
- Jocelyne... On va bien rigoler avec ce Briniscu ! Tu verras ! J'appelle Henri et je règle ça. Eh, mais regarde, il a repris à l'exact toutes mes idées de plans et d'élévation sauf le grand portail et sa corniche.
- Oh écoute, moi je m'en fiche de ça, il me faut maintenant m'excuser auprès de ma cousine...
- Hôtel Raluca à Venus... Il faut acheter des maillots aux garçons. Oh non, on en achètera sur place. Gilles ? Momo ? Venez voir ! On va prendre l'avion !
La maison résonna alors d'un hurlement de joie.

par ordre d'apparition :
Kursaal Oostende Hall d'honneur, Librairie internationale.
Kursaal Oostende Concertzaal, Librairie internationale.
Romania, I.H.R Mangalia, Statiunea VENUS, Hotel Raluca.
Venus, Hotel Raluca, Photo de D. Constanttinescu, editura Sport-Turism.

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