mardi 17 février 2015

Royan-lès-Bruxelles



Jean-Michel était furieux. Il regardait ses plans, reprenait ses calculs, essayait en vain, dans une posture d'atterrement de comprendre ce qui venait de se passer. Là, sur la table, le projet de Guillaume Gillet pour l'exposition de Bruxelles s'étalait en de multiples rouleaux bleus dont la netteté du dessin pouvait laisser croire à leur exactitude.
La tête enfoncée dans ses deux mains, elles-même tenues par l'appui des coudes sur la table de bois, Jean-Michel prenait ce geste comme une structure dont il fallait calculer les forces. Le projet de Gillet était ambitieux. En effet il était une structure complexe en équilibre sur un seul point d'appui dont tout devait partir pour tenir ainsi comme une fourchette que Tom Titt fait tenir sur le rebord d'une bouteille.
Pourquoi donc Jean Prouvé qui venait de quitter son bureau lui affirmait-il qu'ici, dans l'articulation entre sa façade et les piliers-poutres de Jean-Michel, il aurait oublié la dilatation des joints ? Comment Jean-Michel avait-il pu faire une telle erreur et être (heureusement d'ailleurs pensait-il) repris par Jean Prouvé. Jean-Michel n'en voulait qu'à lui-même car il n'était pas question de remettre en doute ce que Prouvé venait de lui pointer.
Il y avait bien une erreur. Jean-Michel ferma ses yeux et resta là, assis, dans le silence de l'agence. Comme il aimait le faire, il fit tourner dans sa tête tous les éléments, il pouvait ainsi construire dans des images mentales l'ensemble de la structure, agrandir des détails, revenir sur des points, revisiter l'ensemble. Il pouvait déboulonner à sa guise, souder, dessouder, couper, associer les objets techniques. D'ailleurs lorsque Jocelyne le trouvait dans cette posture, elle faisait immédiatement demi-tour et elle interdisait aux enfants de passer dans le bureau.
Soudain Jean-Michel ouvrit les yeux, chercha dans les plans l'un de ceux de chez Prouvé qui lui avait été envoyé dès le début du projet. Il ne le trouva pas puis se rappela qu'il était rangé dans les tubes avec ceux de Gillet. Il déploya d'un coup le rouleau qu'il retint aux quatre coins par des briques vernissées qui lui servaient ainsi de poids pour empêcher les plans de se rouler tout seuls sur la table. Jean-Michel fit claquer ses doigts dans l'air. Il venait de pointer une erreur du plan venant de chez Prouvé......



......Là, au pied de Notre-Dame de Royan, Jean-Michel venait constater les états du béton notamment au bas des V de Bernard Laffaille dont il avait dû, après la mort de ce dernier, sur les ordres de Gillet, reprendre les calculs sous la direction de René Sarger. Jean-Michel avec son carnet regardait ainsi le granulat, les épaisseurs, et il aimait aussi, tout juste à la fin des chantiers traîner dans les déchets des planches de coffrages et de ferraillage pour lire ainsi dans les reliquats une forme négative de la construction qu'il trouvait instructive. Reste-t-il du béton sur les bois, quelle épaisseur faisaient les fers ? Il passait sa main sur la matière, et percevait ainsi mieux et plus tranquillement les entrailles de la construction. Il était maintenant sur le toit de l'église et savait que sous ses pieds seulement quelques centimètres le séparaient du grand vide de la nef. Il était en fait comme une sur une toile tendue de béton, un filet de pêcheur au séchage comme le disait souvent René Sarger pour faire une image comprise des néophytes. Il pensait à la conversation téléphonique orageuse qu'il avait eue hier avec Prouvé, et la manière dont il avait dû lui annoncer que l'erreur venait de chez lui. Prouvé avait demandé l'envoi des plans incriminés et avait fait comprendre à Jean-Michel que le cas échéant on lui retirerait le chantier. Jean-Michel, sûr de lui, avait osé demander qui était ce "on" car le seul qui pouvait lui retirer le chantier n'était pas l'ingénieur mais Gillet l'architecte. Jean-Michel, à cette question, comprit que le téléphone venait de lui être raccroché au nez....



..."Tu vois Alvar, sur cette carte postale où on voit des choses étonnantes. Tu as le très beau et célèbre Atomium construit par mon ami l'ingénieur André Waterkeyn et qui fut et reste un objet architectural et technique étonnant. Puis tu as le Pavillon Français de Gillet avec la façade de Prouvé suspendue pour laquelle je t'ai déjà raconté l'histoire. Puis tu as le Pavillon Suisse que j'aimais beaucoup à l'époque et qui est de Werner Gantenbein. Cette carte postale me fut envoyée par Briniscu pour me montrer la terrasse où nous aurions notre rendez-vous. C'est à l'une de ces tables qu'il me remit les plans de l'hôtel dont on parlait la semaine dernière. Je suis rentré à Paris avec dans le coffre de la Traction ces plans sans savoir où ils me mèneraient. Mais à l'époque, surtout, ce que j'aimais, c'était pouvoir travailler avec un tel écart géographique. Entre Paris, Royan et la Belgique. J'ai tué un moteur de Traction avec ces aller-et-retours. Et j'ai un peu trop négligé ton père et ton oncle. Enfin, c'était l'époque, trop de travail puis plus rien, mais une énergie et une passion pour le progrès technique et, tout ça mon gars, sans calculateur, sans calculateur Alvar."
- On dit ordinateur grand-père !
- Comme tu veux, Alvar, sans ordinateur alors !






Par ordre d'apparition :
Pavillon de la France, Exposition Universelle de Bruxelles 1958, cartes-vues Expo 58 Egicarte.
Il s'agit de la maquette ! La carte est expédiée en 1958.
Royan, église Notre-Dame, Berjaud éditeur, véritable photo au bromure.
La carte nous donne également : Architecte : Guillaume Gillet, Bernard Laffaille ingénieur conseil, René Sarger ingénieur et Architecte d'opération : M. Hébrard mais ne nomme pas, cela va de soi Jean-Michel Lestrade comme ingénieur-structure ! La carte fut expédiée en 1961.
Le Pavillon de la Suisse, Exposition Universelle de Bruxelles 1958, cartes-vues Expo 58, Egicarte.
Cette carte me fut envoyée par Mathieu Marsan. Merci Mathieu !

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